Chapitre 9
Le soleil mit deux bonnes heures à chasser la brume. Du coup, Gill ne vit pas grand-chose de la fameuse cité de Centaven. Il aurait pourtant aimé la contempler une dernière fois… C’est à peine s’il aperçut quelques pans de murs en ombres fuyantes, dressés dans le brouillard comme autant de gardiens menaçants. En franchissant la dernière écluse, le garçon eut même l’impression de passer la porte de l’enfer…
Heureusement, le ciel finit par se découvrir, et les inquiétudes de Gill disparurent avec les derniers nuages. La barque filait sur une eau limpide au cours tranquille, encadrée de rivages boisés. Dans d’autres circonstances, le garçon aurait pu apprécier la balade…, mais penser à l’avenir lui donnait des brûlures d’estomac. Cork apporta un peu d’animation en se réveillant en milieu de matinée. Le guerrier bondit en poussant un tel hurlement que le premier réflexe de Gill fut de brandir sa rame comme un gourdin. Il n’avait pas oublié les menaces du géant ! Ce dernier se contenta pourtant de se passer un peu d’eau sur le visage, avant de reprendre sa place au milieu des paniers. Ni Gill ni Menesis n’osèrent demander de quoi était fait son cauchemar… Les regards hostiles du capitaine des gardes décourageaient toute tentative de discussion. Dans la petite barque, l’atmosphère était tendue.
Menesis ordonna enfin une halte, un peu avant midi. Gill n’était pas fâché de se reposer les bras. C’était une vraie chance de pouvoir bientôt se laisser porter par l’Ouragane, car le garçon n’imaginait pas ramer ainsi pendant trois jours !
Ils accostèrent donc au bord d’une vaste prairie où paissait un troupeau de chèvres à éperons. Gill observa un instant ces licornes miniatures, mais il avait trop faim pour s’attarder. Comme ses compagnons, il se dépêcha de tirer pain, fromage et lard bouilli de leurs provisions.
Le repas se déroula dans un silence mortel. Le garçon aurait bien aimé profiter de leur isolement pour proposer une trêve. Mais à chaque fois qu’il se tournait vers l’un ou l’autre de ses compagnons, il ne rencontrait que mine maussade et regard méprisant. Pas facile de faire le premier pas dans ces conditions ! Surtout qu’il n’était qu’un simple serviteur…
La dispute finit par éclater quand Cork demanda :
— Où est ce coquillage de malheur ? J’ai besoin de le voir.
— Vous n’avez pas à réclamer quoi que ce soit, répliqua Menesis. C’est moi le chef de cette expédition.
— Tu l’as sur toi, hein ? poursuivit le guerrier comme s’il n’avait pas entendu. Dans ton sac, là ? Ou dans la barque ?
— Ça ne vous regarde pas, se fâcha l’astrologue. Contentez-vous d’obéir à mes ordres !
— J’ai vu ces fichus spectres dans un rêve, révéla Cork en se levant. Ça ne m’a pas plu du tout. Je veux savoir ce qu’il en est exactement. Je veux les entendre !
— Je refuse ! répliqua Menesis. Pour votre propre bien, ajouta-t-il vivement. C’est une expérience effroyable, croyez-moi. Rappelez-vous l’angoisse de notre reine !
— La reine est morte de peur dès qu’il s’agit de magie ! rétorqua le guerrier. Donne-moi cette conque… Ou je la prendrai moi-même !
Cette dernière menace eut raison de la patience de l’astrologue, qui bondit sur ses pieds et brandit son arbalète en direction de Cork. Accroupi entre les deux hommes, Gill tentait de se faire tout petit.
— Écoutez-moi bien, menaça Menesis. Le premier qui s’approche du Triton, je le tue. Compris ? Son pouvoir est trop dangereux pour qu’on se permette de jouer avec. Toutes les âmes maudites qui s’y trouvent sont là, autour de nous. Elles nous espionnent. Elles nous jugent. Et elles ne sont pas aussi inoffensives que je l’ai fait croire. Mieux vaut éviter de les provoquer !
A cet instant retentit un sinistre craquement. Les voyageurs eurent à peine le temps de lever les yeux qu’une énorme branche vint s’écraser sur l’un des paniers à provisions, juste à côté de Menesis. L’astrologue sut garder son calme.
— Vous voyez ? commenta-t-il avec aplomb. Les spectres nous envoient un avertissement. Il nous faut absolument rapporter le Coquillage à Massara, ou chacun de nous subira leur colère. En réalité… nous n’avons pas le choix.